Les jeux sont fait ; bravons-les

La soirée était chaude, presque moite, comme souvent à Thrask. Dehors, les étoiles brillaient de mille feu, faisant de la compétition aux innombrables torches du Rayd qui parsemaient non seulement les rues du village à l’entrée de la crique, mais aussi les nombreuses grottes dans la roche des falaises surplombant les bassins du Rayd. En un mot, la soirée était magnifique, mais Ka’thel n’arrivait pas à en profiter.

Cela faisait maintenant plusieurs mois qu’Orianth s’était écrasé au sol en plein vol nuptial. Il n’osait pas le dire, mais Ka’thel faisait encore des cauchemars sur le mugissement de douleur du dragon, le cri guttural et inhumain que sa sœur avait poussé. Sur sa propre panique tandis qu’il retenait sa sœur, lui criant répétitivement que son dragon allait bien, non pas parce qu’il le savait, mais parce qu’il ne pouvait s’imaginer un monde où sa sœur serait menée à la folie par la perte de son dragon. Car pour autant qu’il appréciait Orianth, c’était la question qui l’avait taraudée tandis que l’on traînait le grand animal vers l’Infirmerie : qu’adviendrait-il à O’letha si Orianth venait à mourir ? Qu’adviendrait-il de Ka’thel si O’letha le suivait ?

Autant de pensées qui le taraudaient encore, des mois plus tard. Orianth n’était plus en danger de mort, il avait survécu à sa blessure, guéri de toute infection. Il survivrait. Mais il était à présent coincé dans l’infirmerie, et même si Ka’thel s’empêchait autant qu’il le pouvait de le penser, de crainte que Kaenth répète tout haut ce qu’il pensait tout bas, il commençait à craindre que le dragon ne puisse plus jamais voler. Ne serait-ce que le penser semblait être une trahison envers sa jumelle, un manque de confiance envers sa capacité à défier l’univers qui semblait jouer contre elle.

Voilà le genre de pensée qui lui tournaient en tête tandis qu’il faisait à pieds nus le chemin entre l’infirmerie et la massive grotte du Carrefour, sans se rendre compte de la sombre expression sur son visage, ou de la tristesse qui semblait émaner de sa démarche même.

Chaque pas, pourtant, le rapprochait du Carrefour, et de la nécessité de faire bonne figure, pour le bien de son image, de sa réputation, et de la confiance des autres dragonniers envers O’letha. Bien sûr qu’O’letha allait bien. Bien sûr qu’elle reprendrait bientôt les manœuvres. Dès que les guérisseurs auraient donné leur assentiment. Ce qui ne saurait tarder. Et vite changer le sujet, trouver une pique pour changer le sujet. Oui, voilà ce qu’il ferait.

Ozcyna descendait tranquillement l'escalier qui reliait les pâturages à la plage de la Crique, Hemnandh avait besoin de se ravitailler et son humaine l'avait regardée fendre sur un pauvre mouton qui était, quelques secondes plus tôt encore, inconscient de son sort. La bleue s'était ensuite envolée avec sa proie jusqu'au solarium où elle la dévorait voracement. Oz' s'était habituée à ce genre de spectacle, si au début elle en était dégoûtée maintenant elle appréciait même voir sa dragonner chasser, savoir qu'elle s'alimentait bien la rassurait.

La blonde se dirigeait maintenant vers le Carrefour où l'attendait le repas du soir, elle en profita pour jeter un œil sur le Rayd, la nuit apportait toujours une ambiance particulière entre les torches disposées à chaque entrée de dragonnerie, les barques éclairées qui rompaient la surface de l'eau pour se diriger vers la plage et le ciel étoilé dont il était facile de profiter. La température clémente permettait aussi de se balader sans s'alourdir d'un manteau bien que, seul bémol, l'humidité était constante. Ça aussi Ozcyna s'y était habituée.

Elle s'approchait désormais d'une silhouette qui pour le moment se trouvait dos à elle, en tout cas il s'agissait d'un homme dont la démarche morne traduisait quelques sombres états d'âme. Oz' s'enquit d'accélérer son pas pour arriver à la hauteur du personnage, en réalité il s'agissait plutôt de satisfaire sa propre curiosité que d'un réel élan altruiste. C'est donc en arrivant à la hauteur de l'homme qu'elle identifia son camarade d'escadrille Ka'thel. Et c'est avec beaucoup d'aisance et de moquerie qu'elle lança :

- Et bah, t'en fais une sale trogne. T'as perdu ton dragon ou quoi ?

Et elle sourit, de ce sourire large et innocent qu'un enfant ayant fait bêtise arbore pour essayer d'amadouer l'adulte qui aurait l'intention de le punir.

Complètement perdu dans ses pensées, Ka'thel n'entendit pas arriver sa camarade d'escouade et sursauta lorsque celle-ci claironna qu'il avait une sale tête. Il lui répondit d'une grimace avant de partir dans le mélodrame, relancé de force dans la défense de sa réputation d'homme fort.

- J'étais tout seuuul j'étais triiiiste... mais maintenant t'es là donc tout va mieux ! poursuivit-il en jetant son bras autour des épaules de la jeune femme.

- Mais toi alors, on espionne ses camarades d'escadron, hein ? A moins que tu ne cherchais à me coincer seul sur la plage pour me déclarer ton amour ?

Tout faire pour changer le sujet. Et pour faire l'idiot, en prime.

Ozcyna leva un sourcil inquisiteur à l'adresse de son camarade tout en dégageant son bras, elle n'aimait pas tellement le contact. D'autant plus que Ka'thel insinuait maintenant qu'elle avait des sentiments pour lui, elle prit une mine de dégoût. Faudrait pas que cet idiot croit réellement à ces conneries.

En plus, elle était vraiment dégoûtée par cette idée. Le dragonnier n'était certes pas vilain à regarder, mais Oz' gardait bien au fond d'elle tout sentiment qu'elle pusse avoir pour qui que ce soit. En fait, elle ne portait pas particulièrement d'intérêt pour le sujet, elle se contentait de faire le nécessaire lors des vols nuptiaux de sa dragonne, laissant l'amour à la porte car ce n'était pas au Rayd qu'elle trouverait une relation stable. Elle avait fait une croix là-dessus et la question ne la taraudait plus depuis longtemps.

- Tu peux toujours rêver l'ami.

Elle continua son chemin décidée à en rester. Oh et puis non, elle se retourna à nouveau.

- Puis d'abord j'espionnais personne, j'allais juste manger comme tout le monde., elle marqua une pause, Comme ça t'étais triste hein?

Curieuse comme elle était, elle n'allait tout de même pas laisser passer cette information à la trappe!